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L'enfer montréalais de Julia

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Petsa

2009-03-01

May-akda

Isabelle Hachey

Headline

La Presse

Page numbers

A12-A13

Lugar ng publikasyon

Montréal

Buong Teksto

Elles sont soumises, bon marché. Elles sont des milliers à faire notre ménage, nos repas, à veiller sur nos enfants. La plupart sont bien traitées. Mais certaines immigrées sont pratiquement réduites à un état d'esclavage. Et ça se passe dans une maison près de chez vous.

Pendant 10 ans, Julia Evangelista a vécu à Montréal sans prendre le métro ou l'autobus, sans aller au cinéma, sans avoir de compte de banque, sans même savoir comment fonctionnent nos guichets automatiques.

Pendant 10 ans, Julia Evangelista n'a connu que les couloirs d'une tour d'habitation de l'Île-des-Soeurs, sans le moindre contact avec le monde extérieur. Son crime: avoir immigré illégalement, comme des milliers d'autres femmes, dans l'espoir d'améliorer son sort et celui de sa famille, restée aux Philippines.

Arrivée à Montréal en mai 1996 avec un visa de touriste, la domestique a servi quatre couples, de riches voisins d'immeuble qui se refilaient tout bonnement son passeport lorsqu'ils n'avaient plus besoin d'elle.

Pendant 10 ans, Julia Evangelista a été une marchandise. Une véritable aubaine, en fait, que cette servante disponible, soumise et bon marché.

Pour ses patrons - des médecins résidents originaires d'Arabie Saoudite et du Koweït -, elle a fait le ménage, les repas, le lavage, le repassage et s'est occupée des enfants. Pour eux, elle a travaillé de 6h à 23h. Sans avoir droit à un seul jour de congé. Et tout ça pour un salaire de misère.

«Le premier couple me payait 280$ par mois. Il m'a bien avertie de ne jamais sortir et de ne parler à personne, surtout pas à d'autres Philippines, qui risquaient de me dénoncer. J'avais très peur de la police. Je me disais que si j'étais arrêtée, je serais expulsée et que mes enfants ne pourraient plus étudier», raconte-t-elle.

Le deuxième couple, pour lequel elle a travaillé cinq ans, était le pire de tous. «Quand je faisais une erreur, la dame me traitait d'animal en criant. Je la massais matin et soir pour l'aider à se détendre. Je ne sortais jamais. Je regardais par la fenêtre. Parfois, j'étais si fatiguée que je m'enfermais dans les toilettes pour pleurer.»

Le troisième couple l'a forcée à dormir sur un mince matelas de caoutchouc-mousse, qu'elle étendait chaque soir sur le plancher de la chambre des jeunes enfants. Elle devait s'occuper de la marmaille jour et nuit.

Même scénario avec le quatrième couple, qui l'a prise à son service en juillet 2005. Au moins, elle pouvait enfin prendre l'air: chaque matin, elle accompagnait les enfants en taxi à la garderie. Elle devait ensuite rentrer à pied, pressant le pas pour réussir à accomplir toutes ses tâches quotidiennes.

Sortie de l'enfer

Le 20 novembre 2006, le corps de Mme Evangelista a flanché. À 4h du matin, la dame de 53 ans a eu un accident vasculaire cérébral. Elle est tombée dans l'escalier. Le côté gauche de son corps était paralysé. Pourtant, ses employeurs - deux médecins koweïtiens -, ont attendu que leurs enfants soient partis à la garderie pour l'emmener à l'hôpital, quatre heures plus tard.

Aujourd'hui, Mme Evangelista considère son AVC comme une bénédiction. C'est ce qui l'a sortie de son enfer. À l'hôpital, elle n'avait évidemment pas de carte soleil, pas de papiers. Son patron lui avait dit de se taire. Elle a pourtant fini par tout raconter à une travailleuse sociale, puis à un enquêteur de la GRC.

Accusés d'avoir employé une travailleuse sans papiers - la première poursuite du genre au Québec -, les deux médecins ont plaidé coupables. Ils ont dû verser 4000$ à des organismes de défense des droits des immigrés, en plus d'organiser une séance d'information auprès d'autres médecins koweïtiens. En mars 2008, ils ont ainsi invité une cinquantaine de leurs compatriotes dans un hôtel de Montréal pour leur rappeler l'importance de respecter les lois canadiennes.

La Couronne n'a pas porté d'accusations - beaucoup plus graves - de traite de personne. En fait, ces articles, ajoutés au Code criminel en 2005, n'ont jamais été utilisés dans le cas de travailleurs immigrés. Ou plutôt si, une seule fois, mais cela s'est soldé par un échec cuisant: en mai 2007, un couple de Lavallois a été accusé d'avoir réduit une Éthiopienne en esclavage. Sept mois plus tard, la Couronne a retiré ses accusations. Le couple réclame désormais 5 millions en dommages moraux. De quoi refroidir les ardeurs de la GRC.

De sérieuses lacunes

C'est pourtant dans le domaine du travail des immigrés que le Canada a un sérieux problème, dit Anette Sikka, ancienne employée de l'ONU qui a combattu pendant quatre ans la traite des personnes au Kosovo.

«Tout ce que vous voyez dans les films, les filles qui changent de voitures, les passeports refilés en différentes langues, cela existe au Kosovo. Les trafiquants d'Europe de l'Est n'ont qu'à traverser la frontière. Pourquoi se donneraient-ils la peine de venir jusqu'ici? Notre géographie est différente. Nos enjeux aussi.»

Nos propres règles d'immigration encouragent l'exploitation de milliers de travailleurs, ajoute Mme Sikka. «Nous sommes tellement préoccupés par le trafic du sexe qu'on néglige système qui permet à d'autres types de trafic de prospérer. Or, la façon même dont nos lois sont écrites donnent lieu à la traite des travailleurs immigrés. Ces derniers manquent énormément de protection.»

L'Association des aides familiales du Québec (AAFQ) dénonce depuis des années les lacunes d'un programme fédéral de recrutement à l'étranger. Créé pour combler une pénurie de main-d'oeuvre, ce programme oblige les travailleuses domestiques à loger chez leur employeur et à accomplir 24 mois de travail en trois ans avant de pouvoir faire une demande de résidence permanente.

«Les caractéristiques de ce programme font qu'il crée des conditions propices à l'exploitation sous diverses formes en instaurant un rapport d'autorité et d'abus entre les employeurs et les aides familiales résidantes», conclut un rapport de l'AAFQ.

Reste que bien des étrangères n'ont même pas droit aux protections - aussi imparfaites soient-elles - du programme, puisqu'elles sont payées au noir, ce qui les rend d'autant plus vulnérables aux abus. Elles seraient des milliers au Québec à former cette main-d'oeuvre docile, pratiquement invisible, dans des maisons de la province. Environ 80% seraient d'origine philippine.

Julia Evangelista ne fait plus partie de ces statistiques. Désormais résidente permanente au Canada, elle rêve d'un voyage aux Philippines pour embrasser ses quatre enfants, qu'elle n'a pas vus depuis 13 ans. Aujourd'hui adultes, ils ont tous obtenu un diplôme universitaire au prix des immenses sacrifices de leur mère. Sans jamais savoir à quel point elle avait souffert. «Je ne leur ai toujours dit que j'étais heureuse au Canada. Je ne voulais pas les inquiéter, je ne voulais pas qu'ils abandonnent l'école.»

Mme Evangelista a décroché deux emplois, dans une usine d'emballage et auprès de personnes âgées. Elle travaille fort, mais son salaire est meilleur. Surtout, elle goûte à la liberté. Une simple balade en autobus l'émerveille. Treize ans après son arrivée à Montréal, elle découvre enfin sa ville.

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